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Comment le sucre nourrit les cellules cancéreuses

 

 

Le Dr Lewis Cantley, directeur du Sandra and Edward Meyer Cancer Center de l’École de médecine de l’université Weill Cornell (New York), n’a pas mangé de sucre depuis des décennies. « Je suis une règle très simple », explique-t-il. « Je mange des fruits, mais je ne mange rien qui contient du sucre ajouté. Et je vous garantis que tout le monde s’en porterait mieux de ne pas manger de sucre. »

 

Éliminer le sucre peut sembler difficile dans une société où les sucreries sont non seulement omniprésentes, mais aussi au cœur de nos rituels quotidiens et des fêtes. En effet, selon l’Organisation mondiale de la santé, un Américain moyen consomme 126 g de sucre par jour, soit plus que les habitants de tout autre pays et près de quatre fois ce que recommandent les nutritionnistes. 

 

 

« C’est une drogue », affirme le Dr Cantley, qui a eu l’idée d’arrêter tout sucre ajouté lorsqu’il a vu des amis et des parents aux prises avec leur surpoids dans les années 1970, à l’aube de l’épidémie d’obésité aux Etats-Unis. "Si je dis à quelqu’un : « Ne mange rien de sucré pendant deux jours », il me regarde et me répond : « C’est impossible, personne ne peut faire ça ». C’est comme une dépendance aux opiacés ou à la nicotine."

 

Et c’est une dépendance qui a des conséquences, note le Dr Cantley. Une alimentation riche en sucre est un facteur de risque connu de problèmes de santé comme l’obésité et le diabète – un risque que la réduction de la consommation de sucre semble en revanche atténuer. Mais selon les recherches du Dr Cantley et de son équipe de Weill Cornell, l’excès de sucre aide aussi de nombreux types de cancer à se développer plus rapidement. Si ces résultats ont évidemment des répercussions en termes de prévention, ils pourraient aider aussi à produire de nouveaux médicaments permettant de réduire et détruire les tumeurs.

 

 

Une meilleure compréhension de la façon dont le sucre nourrit les cellules cancéreuses peut aussi mener à une nouvelle approche thérapeutique : en plus de la chimiothérapie, de la radiothérapie ou de la chirurgie, on pourrait prescrire à un patient cancéreux un régime qui pourrait potentialiser ces traitements. « Nous avons commencé à mener des essais, mais entre-temps, les données précliniques soutiennent massivement nos hypothèses et les données rétrospectives des patients aussi », affirme le Dr Cantley, également professeur de biologie du cancer à l’École de médecine de Weill Cornell. « Au fur et à mesure que nous en apprenons davantage sur le métabolisme du cancer, nous comprenons que chaque cancer est dépendant d’une chose particulière. Mais dans beaucoup de cancers, c’est l’insuline et le sucre. »

 

 

Une voie vitale

 

Le Dr Cantley était professeur à l’École de médecine de l’université Tufts dans les années 1980 lorsqu’il a identifié une enzyme inconnue jusque-là : la phosphoinositide-3-kinase, ou PI3K, qui s’est ensuite révélée être une sorte d’«interrupteur» principal pour le cancer. La fonction normale de la protéine est d’alerter les cellules de la présence d’insuline, ce qui les incite à pomper le glucose, leur principal carburant. Cette voie de signalisation est cruciale pour la croissance, la prolifération et la survie des cellules, il est donc logique que son dysfonctionnement puisse causer de graves problèmes. Ainsi, si cette voie est trop lente, l’organisme devient résistant à l’insuline et les cellules ne parviennent pas à absorber suffisamment de glucose : c’est le diabète de type 2. Dans le cas du cancer, cependant, la voie passe à la vitesse supérieure, fournissant aux tumeurs un apport surabondant de glucose, ce qui stimule leur croissance.

 

 

Il s’est avéré que le gène qui code pour la PI3K est le gène promoteur de cancer qui mute le plus fréquemment chez l’humain – et depuis la découverte révolutionnaire du Dr Cantley, il a été impliqué dans près de 80 % des cancers, dont ceux du sein, du cerveau et de la vessie. Cette voie a également servi de cible pour de nouveaux médicaments, dont l’idélalisib, un médicament révolutionnaire contre le lymphome et la leucémie, qui est devenu en 2014 le premier inhibiteur PI3K à être approuvé par les autorités de santé américaines. Le Dr Cantley s’est joint à l’École de médecine de Weill Cornell en 2012, sa réputation scientifique étant bien établie ; il a remporté de nombreux prix internationaux prestigieux, et son nom revient souvent lorsque ses collègues spéculent sur les futurs lauréats du prix Nobel. 

 

 

Cependant, certains médicaments qui visent à inhiber la PI3K ont connu moins de succès que prévu dans les essais cliniques. Le blocage de l’enzyme devrait, en théorie, empêcher les signaux qui permettent aux cellules cancéreuses d’absorber les grandes quantités de glucose dont elles ont besoin pour survivre, mais en réalité cela ne fonctionne pas toujours de cette façon. Chez de nombreux patients, les inhibiteurs de la PI3K provoquent une hausse de la glycémie, ce qui suggère que ces médicaments destinés à affamer les tumeurs indiqueraient au foie que le corps lui-même est également affamé. En réaction, le foie – qui emmagasine l’excès de glucose sous forme de glycogène – envoie trop de sucre dans le sang, d’où la hausse de la glycémie, déclenchant la libération excessive d’insuline par le pancréas. Pendant ce temps, les tumeurs de ces patients continuent de croître.

 

 

Le Dr Cantley et ses collègues se demandent si l’excès d’insuline ne pourrait pas contrer l’effet des médicaments en réactivant la voie PI3K dans les cellules cancéreuses. Ils ont ainsi émis l’hypothèse qu’une alimentation très pauvre en glucides préviendrait les pics de glycémie et pourrait aider le médicament à faire son travail, affamant la tumeur pendant que les cellules saines utilisent un autre carburant que le glucose, c’est-à-dire de la graisse ou des cétones. L’équipe du Dr Cantley, dont le Dr Benjamin Hopkins, professeur de médecine, a travaillé avec ses collègues du Centre médical Irving de l’Université Columbia et du New York-Presbyterian pour vérifier cette hypothèse.

 

 

En utilisant des souris génétiquement modifiées pour développer des cancers du pancréas, de la vessie, de l’endomètre et du sein et traitées avec un nouvel inhibiteur PI3K (qui fait actuellement l’objet d’essais cliniques), ils ont démontré que les pics d’insuline réactivent effectivement la voie du cancer, contrant ainsi l’effet anticancer du médicament. Mais lorsque les chercheurs ont sévèrement restreint l’apport en glucides des souris, les amenant à suivre ce que l’on appelle un régime cétogène en plus des médicaments, les tumeurs ont diminué. (L’ajout d’un médicament contre le diabète destiné à abaisser la glycémie a également aidé, mais les effets du régime en association avec l’inhibiteur PI3K ont été plus spectaculaires). Les résultats encourageants ont été publiés dans la revue Nature en juillet 2018 avec le Dr Hopkins comme auteur principal. « Les mutations de la voie PI3K qui causent le cancer augmentent également la capacité de l’insuline à activer l’enzyme », explique le Dr Cantley. « Nos recherches précliniques suggèrent que si quelque part dans votre corps, vous avez une de ces mutations PI3K et que vous mangez beaucoup de glucides à index glycémique élevé, chaque fois que votre insuline augmente, elle va stimuler la croissance d’une tumeur. Les preuves suggèrent ainsi que si vous avez un cancer, le sucre que vous mangez peut le faire grandir plus vite. »

 

 

La cétose est-elle la clé ?

 

Internet est plein de conseils en matière d’alimentation et, parmi les modes les plus en vogue aujourd’hui, on trouve un régime pauvre en glucides appelé « régime cétogène ». Ce régime a été le plus recherché sur Internet en 2018, et est devenu une stratégie populaire de perte de poids parmi les célébrités comme la star de la téléréalité Kourtney Kardashian et l’icône du basket-ball américain Lebron James. Pour le Dr Katie Hootman, diététicienne et directrice de l’Unité de recherche métabolique au Centre des sciences cliniques et translationnelles (CSCT) de l’université Weill Cornell, « les régimes cétogènes des stars trouvés sur Internet ont tendance à être beaucoup trop riches en protéines », dit-elle. « Il y a une assez grande différence entre eux et un régime cétogène clinique, qui a pour but d’amener le patient en cétose. »

 

 

La cétose, explique le Dr Hootman, est un état dans lequel l’organisme compte sur le métabolisme des graisses comme principal carburant pour répondre aux besoins énergétiques, plutôt que sur le glucose, la source d’énergie préférée des cellules. À partir de la décomposition des graisses, le foie fait circuler des molécules appelées corps cétoniques ou cétones, que les cellules utilisent comme carburant jusqu’à ce que les glucides redeviennent abondants. Ce processus métabolique issu de l’évolution permettait aux mammifères de survivre aux pénuries alimentaires, mais il n’est utilisé dans un contexte clinique que depuis le début du 20e siècle afin de réduire les crises chez les personnes épileptiques. Quelques études menées à la fin du 20e siècle et au début du 21e siècle suggèrent qu’un régime cétogène pourrait également être utile contre certaines formes de cancer, mais ce n’est que récemment que les chercheurs ont étudié son utilité en conjonction avec des médicaments anticancéreux. Parmi les preuves les plus évidentes, mentionnons l’étude sur la souris du laboratoire du Dr Cantley, étude que le Dr Hootman aide maintenant à transposer aux humains.

 

 

 

Le Dr Marcus Goncalves, professeur adjoint de médecine à l’Ecole de médecine Weill Cornell et chercheur en endocrinologie au laboratoire Cantley, et le Dr Vicky Makker, chercheuse clinique et gynécologue-oncologue au Memorial Sloan Kettering Cancer Center, travaillent avec le Dr Hootman et le CSCT pour déterminer si un régime cétogène permet de réduire la croissance tumorale chez les des femmes ayant un cancer de l’endomètre non opéré. « Le cancer de l’endomètre est l’un des plus sensibles à l’insuline, et ce, parce que plus de 90 % de ces tumeurs présentent une altération génétique dans la signalisation PI3K », explique le Dr Goncalves. « Même une petite quantité d’insuline stimule la croissance de ces tumeurs. »

 

 

Le régime alimentaire que le Dr Hootman et son équipe ont conçu pour l’étude tire environ 85 % de ses calories des lipides, 10 % des protéines et 5 % des glucides. C’est un changement majeur pour les personnes qui ont l’habitude de manger un régime américain typique, dans lequel jusqu’à 65 % des calories proviennent de glucides. Les recettes, comprenant par exemple un poulet sauté et un bœuf Stroganoff, ainsi que du pain et des muffins à base de farine de noix et graines, sont élaborées, testées et préparées dans la cuisine de recherche métabolique du CSCT, les repas sont ensuite emballés puis placés dans des réfrigérateurs où les patients les récupèrent une fois par semaine. « Nous ajoutons autant de matières grasses que possible à la recette », dit le Dr Hootman. « Nous essayons de faire en sorte que les plats cétogènes ressemblent à des plats typiques, de sorte que lorsque les patients les consomment, non seulement ils ont bon goût et une apparence qui donne envie, mais ils ressemblent aussi à ce que les gens avec qui ils vivent peuvent manger, simplement en version riche en graisses. » Et jusqu’à présent, les participantes à l’étude ont apprécié les efforts de l’équipe culinaire, dit le Dr Makker. « La nourriture est délicieuse. Elles ne se sentent pas privées et n’ont pas faim. »

 

 

L’essai, qui doit enrôler 30 femmes au final, a été conçu comme la validation d’un principe. Les chercheurs espèrent montrer que les patients sont disposés à manger de cette façon et que la restriction des glucides réduira l’insuline à des niveaux qui affament leurs tumeurs. Au bout du compte, dit le Dr Goncalves, les patients atteints de cancer pourraient être traités régulièrement avec ce que lui et ses collègues appellent déjà une « nutrition de précision », un régime adapté au profil génétique unique de leur tumeur. « En fin de compte, dit-il, nous aimerions dire : "Si vous recevez ce type de traitement contre le cancer, vous devriez suivre ce régime qui en facilite l’efficacité, cela fait partie de votre thérapie." »

 

 

Un optimisme prudent est de rigueur lorsqu’on spécule sur le traitement futur du cancer – une maladie incroyablement complexe et difficile – et le Dr Makker prévient que même si les premiers résultats d’un lien entre la nutrition et le cancer sont encourageants, « nous devons en apprendre davantage sur ce qui se passe réellement au niveau du sang et des tissus. Nous enquêtons toujours sur tout ça. » Néanmoins, le Dr Cantley et ses collègues sont enthousiasmés par les possibilités offertes par leurs récents travaux. L’une des questions les plus courantes que les patients nouvellement diagnostiqués posent à leurs cliniciens est de savoir si un changement de régime alimentaire pourrait les aider à se rétablir. Maintenant, les médecins peuvent dire qu’ils cherchent une réponse. « Il faut connaître la logique du cancer pour déterminer la meilleure intervention alimentaire pour un patient donné », explique le Dr Cantley, en ajoutant que les changements alimentaires qu’un patient devra peut-être apporter dépendront de la génétique de sa tumeur. « Certains cancers sont dépendants du sucre, mais d’autres dépendent de niveaux très élevés d’acides aminés comme la glutamine ou la sérine, par exemple. »

 

 

En effet, en 2017, des chercheurs du Royaume-Uni ont publié dans Nature une étude qui a montré que limiter certains acides aminés non essentiels dans l’alimentation des souris permettait de ralentir la croissance des lymphomes et des cancers intestinaux. Il s’agissait d’un régime strictement contrôlé, et non pas d’un régime que les patients seraient encouragés à essayer par eux-mêmes, mais à l’instar des travaux du laboratoire de Cantley, il indique qu’un jour viendra où un régime personnalisé sera tout aussi important pour le traitement du cancer que la chimiothérapie, la radiothérapie et la chirurgie. Comme le fait remarquer le Dr Makker, « beaucoup de choses au sujet du cancer échappent au contrôle des patients » et même si les cancérologues détestent suggérer des changements importants de mode de vie à des patients déjà bouleversés par leur diagnostic, « ce pourrait être merveilleux s’ils avaient l’impression de pouvoir contrôler quelque chose – que par leur alimentation, ils puissent participer au traitement et potentiellement en affecter l’issue à long terme. »

 

 

En attendant, le Dr Cantley – même s’il ne se positionne jamais en apôtre anti-sucre – pense que limiter les sucreries ne peut certainement pas faire de mal. Pour lui, manger moins de sucre est clairement bénéfique. « Cela vous aidera de tant de façons différentes, avec tant de maladies différentes », dit-il. « Et une fois qu’on n’est plus dépendant du sucre, c’est assez facile. La preuve, je le fais sans problème depuis 40 ans. »

 

[Le Dr Cantley est l’un des fondateurs d’Agios Pharmaceuticals et de Petra Pharmaceuticals, dont il détient des actions, et il est membre du conseil consultatif scientifique de ces sociétés. Petra apporte un soutien financier à ses recherches. M. Cantley est également membre des conseils consultatifs scientifiques de Cell Signaling Technologies et d’EIP et détient des participations dans ces sociétés. Vicky Makker a siégé au conseil consultatif de Takeda Pharmaceutical Company, Ltd. et siège actuellement aux conseils consultatifs de Eisai Co, Ltd, ArQule et Merck, dont elle reçoit également des honoraires.]

 

 

Cet article a été publié pour la première fois dans le numéro d’hiver 2019 du journal de Weill Cornell Medicine sous le titre "Sinckeningly sweet" [Maladivement sucré]. Traduit par Priscille Tremblais avec l’autorisation de Weill Cornell Medicine.

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